lundi 14 mars 2016

10 - Simone de Beauvoir - Image du jour




Geneviève Fraisse et les contretemps de la création, par Stefania Ferrando

A l'occasion de la publication par Geneviève Fraisse de La sexuation du monde (Presses de sciences Po), Stefania Ferrando propose de reparcourir son oeuvre, et de réentendre sa dissidence, nécessaire pour repenser la "question des sexes", par delà son escamotage par le masculinisme de la tradition philosophique. Les échappées de Geneviève Fraisse, qui écoute les dires politiques des femmes au cours de l'histoire - ceux d'Olympe de Gouges, de Fanny Raoul, des saint-simoniennes, de Clémence Royer, d'Hubertine Auclert... - comme ceux des femmes d'aujourd'hui, sont salutaires pour toute femme philosophe en butte à la déraison des "grands penseurs". C'est donc ici à un parcours de la reconnaissance que Stefania Ferrando nous convie.
Stefania Ferrando collabore avec la communauté féminine de philosophie Diotima (Vérone, Italie) et participe, avec Geneviève Fraisse, à un groupe de travail consacré à la question des sexes en philosophie et aux institutions du savoir  (PRESAGE – Sciences Po Paris, et Paris 7, Centre d’études du vivant). Elle est actuellement ATER à l’IEP de Strasbourg.


Les contretemps de la création [1]


Écouter le « dire politique » des femmes

Je voudrais commencer par un souvenir. J’ai connu Geneviève Fraisse à l’occasion d’une conférence qu’elle donnait à la Maison de l’Amérique latine. J’avais été saisie par la manière dont, dans son intervention, le(s) corps des femmes apparaissaient et se disaient dans la réflexion philosophique. À l’occasion, la réflexion s’était conclue sur la question du voile, pour ouvrir à l’écoute de la parole de celles revêtant un foulard, un niqab ou la burqa. En prenant le contrepied des discours se tenant pour émancipateurs, Geneviève Fraisse avait dit ce qu’elle a ensuite écrit dans son livre A côté du genre : « puisqu’on reconnaît une parole à celles qui choisissent de porter le voile intégral, alors écoutons-les, écoutons le dire politique, et pas seulement l’affirmation psychique », ainsi on reconnaitra que pour certaines « le niqab rend visibles celles que l’on n’a jamais voulu voir quand elles cherchaient à se faire entendre par des formes classiques de lutte politique » [2]. De ce passage je voudrais retenir deux éléments, qui seront les points de repères de mon intervention : l’écoute et l’écoute d’un dire politique qui, tout en passant par la singularité de chacune, ne se replie pas sur une individualité psychique renfermée sur elle-même.
            Commençons par le premier : l’écoute. Ce qu’il faut remarquer au premier abord, c’est la forme tout à fait spécifique et singulière qu’elle prend dans ce cas : il ne s’agit pas simplement d’une écoute politique, mais d’une façon philosophique d’entendre et de distinguer les voix qui s’entremêlent dans la réalité. C’est une écoute qui, par le truchement de la médiation philosophique, peut ensuite permettre de revenir à la politique en y portant un regard décentré, et plus juste.
            La pratique de l’écoute, il faut bien le reconnaître, ne compte pas parmi les plus grandes vertus des philosophes, le travail d’abstraction et d’élaboration conceptuelle ayant tendance à creuser un écart par rapport à ce qui se dit et se fait dans le monde, à étouffer les voix, les doxa-opinions, pour pouvoir procéder avec la rigueur requise. Et cela a été d’autant plus vrai dans la tradition philosophique que ces voix étaient des voix de femmes. Pendant des siècles, on le sait, le monde des philosophes n’a pas été celui des femmes, situées ainsi aux marges de la parole philosophique comme celles qui ne pouvaient pas y porter leurs dits ni y voir leurs expériences pensées. L’image de la servante de Thrace qui ouvre A côté du genre nous le rappelle : Thalès tombe dans un puits en regardant les étoiles, la servante passe en riant. Ils se croisent, mais leur monde n’est pas le même : le philosophe regarde le ciel, elle, la terre, jusqu’au fond d’un puits. Face à un tel épisode, comme Geneviève Fraisse le suggère, on ne peut pas s’en tenir à la simple opposition entre spéculation et réalité : il faut le lire au prisme de la « différence des sexes », comprise, selon Geneviève Fraisse, comme une « catégorie vide » [3], qui va déplacer sur un autre plan cette même problématique, celle du rapport entre réflexion et réalité, en l’approfondissant davantage.

Un passage par le dehors de la philosophie

            Pour comprendre comment la question des sexes altère les manières philosophiques traditionnelles de penser le rapport entre pensée et réalité, il faut ainsi porter dans la philosophie un objet qui lui était, et qui reste pour elle, à bien des égards, étranger. À savoir, l’idée que l’être humain dont elle parle et qui parle en elle reste obscur et en partie insaisissable au regard que toute pensée philosophique pourrait porter sur lui, en raison même de sa sexuation, que la philosophie ne parvient pas à saisir ni à comprendre avec ses seuls moyens [4]. Pour commencer à entendre les voix de celles qui pourtant parlent d’elles-mêmes et de la vie collective, il est alors nécessaire de comprendre de quelles manières une sexuation, comme fait symbolique et social, peut s’inscrire au cœur de l’humain en mettant ainsi en cause la possibilité de faire de l’humanité un concept dont on pourrait maîtriser philosophiquement les limites et la signification.
            C’est à ce moment qu’une première question s’impose à celle qui, en ayant accès à la philosophie, ne se dépouille pas du nom de « femme » : faudrait-t-il donc sortir de la philosophie pour penser un tel nom et les manières multiples dont il se signifie et transforme son sens dans l’histoire ? Qu’est-ce que la philosophie peut nous aider à dire de la différenciation des sexes, si, jusqu’ici, elle l’a soit marginalisée, soit renfermée dans des significations et des formes qui excluaient les femmes d’une prise de parole philosophique et justifiaient leur mise à l’écart du savoir et de la politique ? Il y a en effet un prix payé par la philosophie pour l’exclusion des femmes, écrit la philosophe italienne Luisa Muraro [5].
            Ces questions méritent d’être posées, en acceptant de planer au-dessus de l’abîme qu’elles ouvrent, sans savoir si, en laissant derrière soi une pratique plus traditionnelle de la philosophie, on pourra trouver de l’autre côté une pratique de pensée méritant encore le nom de philosophie. Mais quelque chose conforte quant à la possibilité d’entreprendre une telle aventure : le constat que ces dernières années, les voix qui se lèvent pour penser « la sexuation du monde », ce sont très souvent des voix de philosophes, de femmes philosophes, des voix qui s’opposent non seulement à l’effacement ou à la marginalisation de la question des sexes, mais aussi à sa réduction à une simple question de parité, ou qui interrogent les présupposées d’une approche en termes de genre. Parmi ces voix philosophiques, celles qui m’ont permis de revenir à la philosophie avec un regard et un désir transformés sont tout d’abord celles – différentes entre elles – de Luisa Muraro, avec les voix qui s’entrecroisent à la sienne au sein de la communauté philosophique Diotima de l’université de Vérone, et plus généralement dans la pensée italienne de la « differenza », mais aussi les réflexions et les recherches de Françoise Collin et, bien évidemment, celles de Geneviève Fraisse.
            Ce qui caractérise ces approches, c’est un passage sur les bords de la philosophie, pour revenir à elle avec une position transformée : cela se fait par l’histoire, la littérature, l’histoire des religions, la psychanalyse, la linguistique, ou par la recherche d’une autre ligne de discours au sein même de la tradition philosophique, notamment à compter du XXe siècle, ou encore, ce qui est très important, par une prise en compte du savoir pratique et symbolique qui s’élabore dans des pratiques féministes. Quelque chose se transforme ainsi à jamais dans la philosophie : par ces voix, et par celles qui les ont précédées dans les deux derniers siècles, la philosophie se trouve altérée, ouverte sur son dehors. C’est ainsi par la réflexion des femmes, et peut-être aussi plus précisément par le féminisme, que l’écoute est revenue et revient à la philosophie, que la philosophie, pensée par celles qui en ont franchi le seuil, qui ne décrivent pas comme évident le fait de penser dans et par la pratique philosophique, peut apprendre à entendre ce qui se dit en dehors d’elle.

Généalogie, féminisme et philosophie

            Cette altération de la philosophie, notamment de la philosophie moderne, se fait, dans le cas de Geneviève Fraisse, par l’histoire. Il s’agit d’une histoire conçue et pratiquée comme généalogie, que l’on interroge et l’on étudie depuis notre présent, pour y revenir ensuite avec une autre perspective. C’est une histoire que nous vivons, dans laquelle s’écrivent, certes, des rapports de pouvoir, des effacements et des disparitions, mais dans laquelle se transmet aussi une promesse, celle d’une possibilité de liberté, toujours à relancer.
            Ce passage par l’histoire est ainsi le mouvement par lequel les textes classiques de la pensée philosophiques (de Rousseau, Kant, ou Fichte, par exemple) s’éclairent à la lumière d’autres textes qu’elle nous permet de découvrir. Il nous devient dès lors possible de reconnaître que la question des liens entre la liberté des femmes et la démocratie traverse et interroge ces textes – les classiques et les moins classiques – non pas comme une problématique marginale, mais comme une épreuve de leur caractère philosophique et de leur modernité.
L’on songe, par exemple, aux écrits des femmes dont Geneviève Fraisse nous fait entendre à nouveau la voix, tels ceux de Fanny Raoul qui, quelques années après la Révolution, invoque Rousseau comme l’emblème d’un siècle «où pour être philosophe, on n’en est pas plus juste» [6]. Fanny Raoul ouvre ainsi la possibilité, auparavant inouïe, de juger le texte philosophique non pas sur la base de sa cohérence interne, mais de sa justice, du tort qu’il fait ou qu’il ne fait pas aux expériences des femmes. En la suivant, l’on reconnaît qu’il y avait peut-être, dans ce geste atypique, quelque chose de l’ordre d’un passage obligé. Le discours philosophique devait pouvoir être interrogé quant à sa justice pour que des femmes comme elle, avec leur désir de dire et de publier, puissent le reformuler dans ses fondements. Seulement cette reformulation leur rend possible de donner une place à leurs expériences et aux idées qui émergent, ainsi qu’à la raison qui le trame.
           
Les contretemps de la liberté des femmes

            Ce qui rend philosophique le travail généalogique de Geneviève Fraisse, c’est que cet ensemble de textes est rassemblé autour d’un problème (raison et démocratie exclusive, gouvernement politique et domestique à l’époque moderne, ou service, ou consentement), dont le concept n’inaugure pas alors la solution, mais configure l’espace de son élaboration, et révèle ainsi les conflits, les querelles, les controverses qui en déterminent la physionomie.
            L’histoire devient de la sorte, chez Geneviève Fraisse, le vecteur d’une transformation de la philosophie, qui permet de cerner et de penser les problèmes qui font histoire, qui réorientent notamment notre compréhension de la liberté et de la démocratie, d’une liberté et d’une démocratie qui se font et se pensent aussi autour de la question des sexes. C’est par ce mouvement que l’écoute philosophique devient possible, que la philosophie s’aguerrit pour ne pas faire tort à l’expérience, des femmes tout d’abord, à leurs paroles, aux impasses dans lesquelles elles se trouvent, aux pratiques de liberté qu’elles inventent. Ainsi – c’est l’hypothèse que je voudrais présenter – une telle écoute fonctionne chez Geneviève Fraisse sur le mode de ce qu’elle nomme des contretemps : écouter les voix en contretemps, les voix des contretemps. C’est cela qui permet à la fois la créativité conceptuelle et l’altération du regard politique.
            En premier lieu, il faut comprendre ce que Geneviève Fraisse entend lorsqu’elle parle de contretemps. L’idée de « contretemps » est tout d’abord la constitution d’un espace conceptuel forgé pour penser et donner une forme à la difficulté spécifique de penser le présent de l’action politique que les femmes accomplissent dans la vie collective [7]. Dans cette action, des pratiques nouvelles se mettent en travers du temps politique déjà constitué, en indiquant ainsi la nécessité d’un autre temps.
            Le problème a d’abord une dimension critique : celle du refoulement et de la scotomisation de l’action des femmes dans le présent de la transformation politique. Un exemple nous est donné par le « postambule » de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, où Olympe de Gouges écrit, en s’adressant aux femmes : « L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. O Femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé » [8]. Olympe de Gouges demande ainsi aux femmes d’interroger directement la Révolution, qui avait mobilisé leurs forces, et la forme de vie possible pour elles dans l’ordre imaginé par la Révolution.
            Le constat d’Olympe de Gouges est amer : l’ouverture de possibilités au début de la Révolution faisait espérer quelque chose de plus et de mieux. Mais les hommes, en devenant libres, sont devenus injustes à l’égard des femmes, et ils le sont devenus d’autant plus qu’ils sont devenus libres, la liberté qu’ils ont cherchée et assumée les rendant d’autant plus responsables à l’égard de la place qu’ils assignaient aux femmes. Ils avaient ainsi à répondre d’une exclusion des femmes de la vie politique active allant à l’encontre de pratiques politiques déjà attestées et effaçant la richesse de significations propre à l’idée de liberté et de participation politique qui émergeait de telles pratiques.
            Ainsi, le passé d’une contribution des femmes à des événements déjà réalisés (parfois associé à l’avenir d’un changement qui transformerait davantage leurs rôles et leur place) s’empare de la totalité de l’horizon temporel, effaçant à la fois ce qu’elles ont déjà fait et ce qu’elles ont déjà vu comme possible dans le changement en acte. En l’effaçant, on efface aussi les tensions, les potentialités et les conflits qui traversent la transformation politique et sociale en cours, en prétendant ainsi figer dans des formes univoques et établies ce qui est au contraire en train de se faire. L’obscurcissement de la liberté des femmes, de leurs paroles et de leurs actions, est alors aussi celui des possibilités nouvelles de justice et de liberté qui s’ouvrent dans notre vie collective.


Un autre temps pour la pensée et pour la politique
            A la suite de ce premier moment critique, intervient chez Geneviève Fraisse le changement de perspective qu’il est possible d’accomplir si on se donne comme orientation non pas seulement la domination et la résistance, mais aussi l’émancipation et la liberté, en tant qu’ensemble de pratiques, de paroles, de sentiments, d’idées.
            À partir de ce point de vue, le contretemps n’est pas seulement un temps nié, un temps d’exclusion, mais un autre temps : « Il a une durée, temporalité sans coïncidences avec d’autres durées, décalage grand ou petit. En prendre la mesure doit permettre d’inscrire cette temporalité dans l’histoire » [9]. C’est ici que se révèle l’un des enjeux les plus importants de la philosophie de Geneviève Fraisse et que se dévoile le moment dans lequel se font le passage et l’ouverture à la politique : dans des actions qui semblent ne pas parvenir à faire histoire, dans des pratiques et des paroles qui semblent être des accidents ou des instants – que ce soit dans l’histoire de la Révolution, dans celle des luttes contre le capitalisme, ou pour la transformation de la démocratie –, on peut, en réalité, saisir la durée et l’orientation d’un autre temps et d’une autre temporalité. Il s’agit, me semble-t-il, de la temporalité d’un projet politique. Si, en effet, un horizon temporel de pensée et d’actions s’ouvre, c’est qu’on regarde le passé, le présent et l’avenir à la lumière d’un projet politique, d’une vision de ce que nous sommes, de ce que nous voulons devenir, aussi, à partir des relations que nous tissons déjà entre nous, des luttes en cours, des idées que nous élaborons.
            Ainsi, le contretemps que la philosophie peut écouter et rendre visible dans son passage par l’histoire, dans sa déconstruction et reconstruction des champs de problématisation, est celui qui naît d’un regard inattendu, parfois « intempestif », qui, venant des femmes, aperçoit et nomme une réalité qui n’est encore ni visible ni dicible depuis les positions établies de la politique ou du savoir. Un tel regard est, par exemple, celui qu’appelle la franchise dont Olympe de Gouges se réclame et par laquelle elle se propose d’interroger l’évidence présumée des mots – comme « nation », « peuple », « liberté », « égalité » ou « homme » – afin de saisir leurs potentialités de signification ainsi que les altérations que leur sens subit lorsqu’ils sont prononcés par une femme et référés à la réalité qu’elle vit. Il s’agit d’un regard qui, sur l’élan d’une question de justice, rencontre une demande de savoir sur la vie collective, cherchant les formes d’une vision décentrée de la société qui interroge, en elle, ce qui est sous les yeux sans être vu.
            Cette vision décentrée prend, chez Olympe de Gouges, la forme de l’imagination, qu’elle-même revendique, comme l’écrit Joan Scott [10]. Il s’agit de l’imagination qui permet à des sujets à la fois placés et déplacés dans leur siècle d’élaborer des connexions inattendues, en saisissant ainsi des possibles auparavant impensables. Il s’agit de cette sorte de créativité et de vision politique qui amènent Olympe de Gouges à devenir une figure politique importante, et à le devenir non pas par reproduction et imitation du modèle donné de l’homme politique, mais en s’appropriant, en tant que femme, l’action et la pensée politique [11]. Par là, il s’agit ainsi d’agir véritablement, et plutôt que d’adhérer à un discours donné, de le mettre à l’épreuve de la réalité vécue, des expériences faites, des tensions dans lesquelles la vie collective se trouve prise, afin de suivre une orientation pratique qui ne soit pas imposée de l’extérieur, mais qui puisse au contraire être assumée en première personne. L’altération des idées fondamentales de la Révolution et de la philosophie politique moderne (comme dans le cas de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne) et la prise de parole qui l’accompagne relèvent donc l’une et l’autre de cette imagination, de cette capacité de regard sur soi et sur la vie collective, qui excède les discours établis, souvent injustes.
            Je considère que c’est alors la création politique – création à la fois de pratiques politiques et d’un savoir politique – qui est en tant que telle « en contretemps ». Elle ne peut en effet que prendre, par le fait même de jaillir sur la ligne de faille d’une transformation de la vie sociale, la forme d’un désajustement entre un vieil ordre symbolique et pratique désormais privé de sens et un nouvel ordre en formation ; ce nouvel ordre se tisse aussi par les paroles de celles qui prennent le risque du contretemps, de l’intempestif, quelquefois même au péril de leur vie, parce que, en réalité, cette autre temporalité est celle de la vie qu’elles recherchent.
            C’est alors de ces voix en contretemps, et qui naissent du contretemps, que la philosophie peut, et doit, se mettre à l’écoute. Une écoute du « dire politique » qui se manifeste et s’articule dans ces voix, comme je l’ai rappelé précédemment à partir du livre A côté du genre [12]. C’est ainsi qu’en philosophie on en vient à adhérer à la réalité dans l’endroit même où elle ne tient pas, c’est à dire dans les points où elle se montre « autre », où elle diverge par rapport aux temporalités que l’on connaissait déjà. Là se fait l’épreuve, l’épreuve de réalité, mais aussi de créativité, de la philosophie. Un tel mouvement, la philosophie peut l’accomplir en payant enfin un prix, le prix du renoncement à la maîtrise totale du discours, le prix d’une attention à son dehors. C’est ainsi seulement qu’il devient possible de s’engager dans l’aventure qui amène d’abord à sortir de la philosophie puis à y revenir pour découvrir et inventer l’espace conceptuel où les voix de celles qui parlent en contretemps trament un temps autre, celui d’autres idées et d’autres pratiques politiques, qui sont toutefois déjà ouvertes pour nous, si l’on sait comment les écouter.


Stefania Ferrando a soutenu sa thèse La liberté comme pratique de la différence. Philosophie politique moderne et sexuation du monde : Rousseau, Olympe de Gouges et les saint-simoniennes (EHESS/Université de Padoue) en 2015. Elle a récemment publié : « Le socialisme à l’épreuve du féminisme. Le défi sociologique de Marguerite Thibert », Incidence. Revue de philosophie, littérature, sciences humaines et sociales, n°11, 2015, pp. 133-159 ; « L’imprévu de la politique des femmes. Michel Foucault et la révolution iranienne » in Christiane Veauvy et Mireille Azzoug (dir.), Femmes, Genre, Féminismes en Méditerranée. « Le vent de la pensée ». Hommage à Françoise Collin, Paris, Bouchène, 2014, pp. 103-120 ; et, avec Bérengère Kolly, « Le premier journal féministe. La pratique de l’écriture : Jeanne-Désirée, Marie-Reine et La femme libre », in Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert, François Jarrige, Quand les socialistes inventaient l’avenir, Paris, La Découverte, 2015, pp. 104-112.

Notes
[1] Ce texte reprend l’intervention à la journée L’émancipation créatrice : journée du 3 février 2015 organisée autour de l’œuvre de Geneviève Fraisse, à l’initiative de Paris 1 (Institut ACTE) en partenariat avec Sciences-Po Paris (Paris 1– CNRS – Institut ACTE – Sciences-Po – PRESAGE – OFCE), 3 février 2015, Amphithéâtre Louis Liard, Sorbonne, Paris.
[2] Geneviève Fraisse, « Le devenir sujet et la permanence de l’objet » in À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Lormont, Le bord de l’eau, 2010, p. 452.
[3] « Il n’est pas exclu que la différence des sexes soit à jamais une catégorie vide, non pas vide de sens, non pas sans réalité, mais vide de significations, propriétés, qualités, valeurs ou normes », Geneviève Fraisse, À côté du genre, cit., p. 122. Les sexes ne sont pas alors dans sa réflexion ni naturalisés ni essentialisés, mais compris dans leur caractère historique, de ce qui se fait dans l’histoire et de ce qui peut faire histoire. La notion de catégorie vide, me semble-t-il, indique ainsi moins une solution théorique déjà établie, qu’un champ de réflexion et de problématisation.
[4] Comme le remarque aussi Geneviève Fraisse, A côté du genre, cit., pp. 49-50.
[5] Luisa Muraro En écoutant Françoise Collin: le prix payé et à payer pour l’exclusion des femmes, in Christiane Veauvy et Mireille Azzoug (dir.), Femmes, Genre, Féminismes en Méditerranée. « Le vent de la pensée ». Hommage à Françoise Collin, Paris, Bouchène, 2014, pp. 241-250.
[6] Fanny Raoul, Opinion d’une femme sur les femmes. Présenté par Geneviève Fraisse, Le Pré Saint-Gervais, Le passager clandestin, 2011, p. 48.
[7] G. Fraisse, à côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, cit., p. 400.
[8] Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, in Opinions de Femmes. De la veille au lendemain de la Révolution française, Préface de Geneviève Fraisse, Côté-Femmes, Paris, 1989, p. 54. Les rapports problématiques entre, d’une part, la Révolution française et, d’autre part, les paroles et les actions libres des femmes, sont analysés par Geneviève Fraisse dans Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Gallimard 1995 (première édition parue en 1989 aux Éditions Alinéa).
[9] Geneviève Fraisse, À côté du genre, cit., p. 403.
[10] Joan Wallach Scott, La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, trad. M. Bourdé et C. Pratt, Paris, Albin Michel, 1998
[11] Ibid., chapitre 2.
[12] Geneviève Fraisse, À côté du genre, cit., p. 452.

lundi 22 février 2016

6 - Chimamanda Ngozi Adichie

Invitée à la deuxième édition des Débats du Monde Afrique « Les femmes, l’avenir du continent africain », mardi 23 février, au Musée du quai Branly, Chimamanda Ngozi Adichie explique son rêve d’un monde devenu radicalement égalitaire.

Votre approche très pratique du féminisme détonne face aux théories et aux écoles de pensée. Comment définiriez-vous votre position ?
Chimamanda Ngozi Adichie Je pense que le féminisme académique est important, mais il ne l’est pas pour moi. Pour moi, le féminisme est une manière de vivre sa vie. Il ne s’agit pas de théories à discuter. Le féminisme, c’est l’égalité et la justice. Par exemple, c’est très bien que les gens pensent mon discours à la conférence TEDX d’Euston très intéressant, mais ce qui compte pour moi, c’est quand les gens viennent me dire : « J’ai écouté votre conférence et, à présent, je questionne ma manière de vivre. »
Au Nigeria, on vous oppose souvent que le féminisme ne vient pas d’Afrique. Que répondez-vous ?
Pour moi, le féminisme n’a pas de lieu d’origine. Partout, dans le monde, il y a des femmes et des hommes féministes. Ma grand-mère était clairement une féministe. Elle s’est enfuie du foyer conjugal et a épousé l’homme de son choix. Les gens pensent que le mot féminisme est lié à la culture occidentale. Je ne suis pas du tout de cet avis. J’ai plus appris en observant les femmes sur les marchés au Nigeria qu’en lisant des livres sur le féminisme.
Votre livre, qui parle de la situation en Afrique, est lu dans de nombreux pays et a même été distribué gratuitement aux lycéens suédois. Qu’est-ce que ça vous fait d’être lue par des adolescents blonds ?
Ça me fait très plaisir. Tous mes livres parlent du Nigeria, d’une manière ou d’une autre, et, je pense qu’un bon roman peut transcender l’endroit où se passe l’intrigue. Où que j’aille, je rencontre des romans qui parlent des gens du monde entier et ces livres me parlent. Et donc je ne vois pas pourquoi les lecteurs du monde entier ne pourraient pas se retrouver dans les romans africains. Les gens disent « Oh, il s’agit de l’Afrique, mais il ne s’agit pas que de l’Afrique ». Je leur répondrai que si, il s’agit bien de l’Afrique, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas pour eux. Car l’histoire africaine est aussi une histoire universelle. Pour revenir aux lycéens suédois, blonds ou pas d’ailleurs, je voudrais dire que je suis très contente de la réaction de la Suède. C’est un pays très avancé en ce qui concerne les droits des femmes, mais il y a encore beaucoup à faire là-bas aussi.
Parmi les nombreuses anecdotes de votre livre, on retient surtout ce jour où on vous a refusé le statut de chef de classe pour le donner à un garçon, pourtant moins méritant...
L’idée que le leadership n’est pas pour tout le monde commence très tôt, à l’école, avec des enseignants qui attendent des petits garçons qu’ils soient de bons leaders. Le petit garçon, qui était arrivé deuxième de la classe, n’était même pas intéressé à l’idée de devenir chef. Mais c’était lui le garçon et il devait, d’une certaine manière, exercer ce droit « naturel ». On voit aujourd’hui des hommes acquérir des positions de pouvoir simplement parce qu’ils sont des hommes.
Ce qu’on voit aussi dans cet épisode, c’est que les hommes pâtissent également de ce sexisme...
Mon point de vue sur le féminisme concerne aussi bien les femmes que les hommes. Soyons clairs : les hommes ont des privilèges. Mais c’est le genre de privilèges qui peut aussi les étouffer. Je pense que beaucoup d’hommes sont élevés avec l’idée qu’être un homme implique un comportement bien précis. Et que les autres manières d’être ne valent pas le coup. C’est très regrettable. Car peut-être que ce modèle ne correspond pas à ce qu’ils sont vraiment.
Vous insistez particulièrement sur l’éducation...
Des études ont démontré que les professeurs poussent les garçons à avoir de meilleurs résultats que les filles dans certaines matières, comme les maths et les sciences. Et, par conséquent, oui, ils ont de meilleurs résultats. Vers l’adolescence, les filles commencent à penser que c’est à elles de plaire aux garçons. On pousse nos filles à se transformer afin d’être séduisantes. Mais on n’apprend pas aux garçons à faire cela. D’une certaine manière, cette attitude va déséquilibrer durablement les relations entre les femmes et les hommes. Plus tard, les femmes penseront que c’est à elles de faire en sorte que le couple aille bien. Et, finalement, ce n’est pas forcément la faute des hommes, car c’est comme ça qu’ils ont été élevés. Je ne pense pas je verrai le monde que j’ambitionne de mon vivant. Les dés ont déjà été jetés. Bien sûr, on peut toujours parvenir à faire la moitié du chemin. Mais ce que je veux, c’est un monde radicalement égalitaire. Pour voir ce monde advenir un jour, il va falloir se concentrer sur les enfants d’aujourd’hui.
L’autre épreuve pour une femme au Nigeria est de traverser les années sans se marier. Comment expliquez-vous cette pression ?
Au Nigeria, il y a une véritable obsession pour le mariage. Les filles sont souvent perçues comme inachevées si elles ne sont pas mariées. Cela pousse les femmes vers des unions qui ne les rendent pas du tout heureuses. Dans mon discours, je donne l’exemple d’une femme qui vend sa maison pour ne pas effrayer un potentiel mari. Au Nigeria, les hommes n’ont pas à subir ce genre de pressions. Je pense que c’est la même chose partout. En France, ça ne sera peut-être pas précisément le mariage. Mais le fait d’être célibataire par choix, quand on est une femme d’un certain âge, est considéré comme quelque chose d’étrange. Il y a cette idée que la femme est sentimentale par nature. Ma génération est plus conservatrice que celle de ma mère. C’est sans doute parce qu’au Nigeria la religion a pris de plus en plus de place. Il est désormais répandu dans l’opinion publique que le mariage doit être le but ultime de la femme. Je trouve cela très triste.
Vous vivez entre Lagos et les Etats-Unis. Quelles grandes différences avez-vous pu remarquer concernant la condition des femmes ?
Les gens pensent souvent que l’Afrique, c’est ce pays où les femmes ne vont pas à l’école, mais, dans la partie du Nigeria d’où je viens, le sud du pays, c’est le contraire : les garçons ne vont pas à l’école. Ce qui frappe, c’est qu’en revanche ils ont moins de difficulté à décrocher le job qu’ils convoitent. Le pouvoir politique et le pouvoir économique au Nigeria, c’est les hommes. Les femmes réussissent dans d’autres secteurs et, ce que je trouve encourageant, c’est que les gens ne pensent pas que c’est totalement incroyable. En Europe, ou aux Etats-Unis, trouver des femmes dans des positions de pouvoir est jugé plus incroyable qu’au Nigeria. Néanmoins, dans les deux cas, il s’agit d’exceptions. Je rêve du jour où ce sera complètement ordinaire de trouver des femmes en position de leader.
Pensez-vous, comme vous l’avez écrit dans votre livre, que le féminisme peut être partagé par les hommes et les femmes ?
Je sais que beaucoup de féministes pensent que le féminisme n’est que l’affaire des femmes. Je ne suis pas de cet avis. Beaucoup de femmes dans le monde ne sont pas féministes. Souvent, quand je parle du genre au Nigeria, je reçois des retours négatifs de femmes. D’hommes bien sûr, mais aussi de femmes. C’est pour cela que l’idée que le féminisme ne concerne que les femmes n’a pas de sens. Il ne faut pas perdre de vue le but du féminisme : l’égalité des genres. Et on ne peut atteindre l’égalité des sexes, sans impliquer les deux. Je connais beaucoup d’hommes qui sont des féministes très engagés. Le féminisme est une cause immense et très positive.
Cette année, les citoyens américains vont élire leur nouveau président. Je crois savoir que vous admirez Hillary Clinton...
Je ne suis pas américaine, mais si je l’étais, je voterais pour elle. J’admire Hillary Clinton depuis longtemps. Elle est brillante, intelligente, elle travaille très dur. Et elle doit faire face à de nombreux problèmes qu’elle n’aurait pas si elle n’était pas une femme. Elle est tenue responsable des actes commis par son mari quand il était président, mais je ne pense pas qu’on tiendrait son mari responsable de sa politique si elle devenait présidente. Les gens ne la voient pas comme une entité à part entière. J’ai suivi son débat avec Bernie Sanders. En regardant sa gestuelle, je me suis dit que si Hillary Clinton avait eu la même, elle aurait été attaquée parce qu’on l’aurait vue comme la furie. Je pense à toutes ces petites choses que les femmes ne peuvent pas faire, car elles seront jugées très sévèrement. Bien plus sévèrement que les hommes.
 source - lemonde.fr